Émile Gaudin, un des derniers témoins et acteurs de la reconstruction de l’écluse du Jard, a raconté ses souvenir dans le numéro 86 du Tambour.
Organisation de notre association
En 1945, fin de la seconde guerre mondiale, nous sortions de la misère et de lourdes difficultés. Mais nous sentions en chacun de nous un désir et un besoin de repartir, avec une énergie et une volonté si fortes que nous étions prêts à tout faire pour nous en sortir dignement.
Au cours de l’année 46, M. Raoul Lucas de l’hôtel-restaurant du Lion d’Or, a lancé l’idée de reconstruire l’écluse du Jard. Il a donc consulté des hommes d’Ars. Il en a retenu 12 : Raoul Lucas et Étienne Bernicard, Jules Boulineau et Florent Verdon, Étienne Brunet et Edmond Neveur, André Rault et André Bertin, Joseph Gaudin et Marcel Massé, Auguste Neveur et René Loizeau.
En réalité, sans trop connaître l’importance de la tâche, et l’époque ne permettant pas de renoncer, M. Lucas, responsable de l’association, s’est chargé des questions administratives : Préfecture, Services Maritimes, etc.
Et dès le mois de septembre, le chantier démarrait … Bravo à Raoul Lucas!
Nous étions donc douze, moi compris, je remplaçais toujours mon père, j’avais 17 ans. Ces 12 constructeurs seraient les détenteurs, responsables face aux Affaires Maritimes.
Pourquoi 12 ? parce que douze étant divisible par 6, nous irions 2 à la pêche deux fois par jour tous les 6 jours avec chaque semaine, un décalage d’une journée.
Fonctionnement d’une écluse
L’écluse est construite pour piéger le poisson. Elle consiste en un mur dont la crête est parfaitement horizontale et résistant à la houle : la mer monte, elle passe par dessus le mur ; puis elle baisse et le poisson est piégé, à condition que le mur apparaisse tout le long en même temps.
Le mur, appelé « la coue », était construit à environ 50 mètres au sud du pas du Jard, s’avançait en mer sur environ 150m, tournait vers le sud à 600m et revenait vers la côte. Le début de la coue, dégagé du sable du platin (sable de la côte), nous a révélé la hauteur initiale du mur.
Pour la construction il fallait apporter des pierres roulantes qui provenaient d’anciennes écluses ou débancher (retirer des pierres du sol sur place). Ces pierres étaient placées verticalement sans liaison entre elles, comme un mur, de chaque côté de la coue, remplie de remblai de cailloux récupérés sur les lieux. Étant donné que le sol de la mer va en descendant, le mur doit toujours rester parfaitement horizontal, donc doit être de plus en plus haut et de plus en plus large.
Puisque la mer remplissait l’écluse, il nous fallait fabriquer à travers la coue, des sorties d’eau appelées « couis ». Ils étaient situés à suivre les uns des autres, ce qui entraînait le poisson à se rassembler et facilitait la pêche. Ces couis étaient construits en pierres à l’endroit le plus bas pour vider le plus d’eau possible. Mais l’eau était filtrée par des barres métalliques pour éviter la sortie des poissons. Photo couï
La construction
Chacun des constructeurs avait ses aptitudes et ses choix : la construction proprement dite, le transport des matériaux, le souci de la qualité des travaux, débancher les pierres, etc
Pour la construction des couis, il fallait aller chercher des pierres de voûte, toujours très lourdes, au moins 80 kg : quatre hommes pour porter le boyard (brancard en bois), un devant, un derrière, et un de chaque côté soutenant une barre en travers, tout en marchant sur les « sarts », dans des flaques et des trous.
C’est André Bertin qui était responsable de la parfaite horizontalité de la coue. Alors qu’il ne restait que la tête du mur à réaliser, André reculait de 10 ou 20m, fixait sa vue sur l’horizon et la tête de la coue. Il surveillait Étienne qui avait la charge de placer les dernières pierres sur le mur.
A la fin de chaque séance de travail, avant de partir, il fallait « clapoter » l’ensemble de la partie réalisée : placer des pierres assez plates avec un marteau entre les pierres déjà mises en place pour serrer l’ensemble afin de consolider le tout.
Quelques mois après le début des travaux, nous n’avions plus de pierres. M.Florent Verdon et son fils Paul travaillant aux Ponts et Chaussées ont eu l’idée d’utiliser des rails et deux wagonnets pour aller chercher des pierres sur l’ancienne écluse voisine abandonnée…Sans cela, on se serait posé des questions pour continuer.
En janvier ou février, nous avons connu une très violente tempête. Comme toujours, nous arrivons au bas d’eau sur le pas du Jard et nous constatons sur la coue, une brèche de plus de 200m de longueur… C’est la catastrophe! Doit-on abandonner ?
« NON ! Allons jusqu’au bout … » Ce qui fut fait en mai ou en juin. Quel travail énorme!
Les pêches extraordinaires
Mais il faut bien le dire, dans le même temps deux autres écluses se construisaient dans les mêmes conditions : L’une à Bernicard et l’autre au Nouron avec autant de personnel et à peu près la même longueur. Nous nous considérions les meilleurs… sans preuve !
Ces écluses ont bien « pêché » durant une quinzaine d’années. Il y a même eu des pêches miraculeuses. Par exemple en 1947, en pleines vendanges, une dizaine de tonnes de mulets dits meuils a été transportée dans les charrettes des vendangeurs. Quelle ambiance!
Au Grand Nouron un 15 août, une quinzaine de tonnes de Touilles (requins) vinrent s’échouer dans l’écluse : on a pêché tout ce qu’on a voulu. Ils ont rempli le camion de Raymond Neveur, 6 tonnes ont été à l’Encan de la Rochelle. Mais il faisait très chaud, les poissons ont «tourné» et impropres à la consommation, ils ont fini à l’usine d’engrais Angibaud.
Ensuite, petit à petit, les écluses ont pêché de moins en moins jusqu’à être abandonnées.
Au jour d’aujourd’hui, je suis le seul (encore) debout. Ce fut une période inoubliable : nous sortions de la guerre, il fallait revivre, se refaire et nous savions qu’en travaillant, nous connaîtrions une période idéale… Et c’était l’ambiance générale.