Ce texte a été trouvé sur le site Gallica de la BNF, il est issu du numéro de janvier-février 1978 de la revue Aguiaine
Mardi Gras dans l’île de Ré en 1956
En cette année 1956, l’Académie m’avait expédiée, après Mornac, à Ars-en-Ré. Suppléance en maternelle, au plus haut de la Charente-Maritime. En plein hiver. Mon père m’emmena, en pestant, à mon nouveau poste. Moi, j’étais ravie. Je ne connaissais, en fait d’île, que l’île Madame, où l’on aborde à pied sec. Ma collègue me trouva un logement, sur la place de l’église, à côté de la maison du Sénéchal, cette maison hantée à Noël, qui me faisait rêver.
L’île était couleur de sable et de brume, les vignes étaient enterrées sous le varech et je faisais de longues marches le long de la digue ou sur le port, du moins quand le temps le permettait. Car le temps…
De mémoire de Rétais, jamais il n’avait fait si froid en février. Il se mit à neiger. Les pécheurs en mangeaient leur casquette de stupeur. Une congère d’un mètre avait été drossé par le vent contre le café du port.
Quant aux enfants… mal équipés, mal protégés, ils ne sortaient pas. Mon effectif était passé de 38 à 5, durant cette semaine de mardi gras.
Pourtant, le soir, des ombres hantaient les rues, des rires fusaient, des galopades assourdies faisaient dresser l’oreille. Des sottises se découvraient le matin et les ménagères criaient. Poubelles renversées, inscriptions mal sonnantes, crottes de chien sur le passage, contrevents bloqués de l’extérieur, vélos dissimulés. Quand vous n’étiez pas réveillé en pleine nuit par des hurlements à glacer le sang. Je m’en ouvris à ma femme de service qui me raconta que le jour du mardi gras, les gars du bourg jugeaient et brûlaient « Mardi-gras » qui le méritait bien, puisqu’il n’avait fait que « du mal » pendant huit nuits. C’était donc lui, le fauteur de troubles ! et on allait le juger et le pendre, pauvre Mardi-gras !
Effectivement, ce mardi-là, je vis passer la charrette du condamné à mort. Lui, c’était un mannequin de paille, habillé en mardi-gras, comme il se doit, juché sur une charrette tirée et poussée par une bande de joyeux drilles. La troupe se rendait au port, lieu de l’exécution, où un bûcher sommaire avait été dressé. Le jugement fut vite fait ; le dialogue était simple.
Une voix, celle du juge. disait :
– « Mardi-gras, tu es accusé d’avoir renversé la poubelle de madame X.., réponds
– Ouais ! (Criaient les garçons en chœur dans une anonyme prudence). »
Tous les méfaits y passaient, dans ce patois inimitable du bout de l’île, qui m’enchantait et que je ne saurais transcrire. Le juge faisait semblant de lire une sentence.
– Mardi-gras, pour tous tes crimes, tu es condamné à être brûlé vif sur cette place. »
Alors, le chœur (les sacripants se mettait à geindre et à crier grâce, mais Mardi-gras était placé sur des « javelles ».
Et bien brûlé, comme il se doit…
La troupe se dispersait.
Ainsi, brûlait-on encore Mardi-gras, en la bonne ville d’Ars-en-Ré, en 1956. Et mes logeuses, deux charmantes vieilles dames qui m’avaient invitée à manger des crêpes regrettaient le bon temps où la charrette était tirée par un âne, où tout le village, municipalité en tête, ajoutaient-elles, participait à la fête. C’était du temps où les moulins de l’île tournaient et où les ânes portaient culottes.
Brule-t-on encore Mardi-gras en Ars ?…
Texte paru dans la revue Aguiaine de janvier-février 1978