Nous reproduisons l’article du Courrier de La Rochelle relatant l’inauguration du buste de Sadi Carnot publié dans le numéro du 15 aout 1895. Ce document est disponible sur le site BNF-Gallica. On peut y retrouver le discours de messieurs Petit, maire d’Ars, Charruyer, député, Delmas, conseiller général, le préfet, avant l’opinion du journaliste sur le buste, la relation du banquet et de la fête populaire qui termine cette journée.

La population d’Ars avait eu la bonne pensée de consacrer le souvenir du passage de l’ancien président de la République, à l’île de Ré, par l’érection d’un buste à Carnot sur la place de la commune. Une souscription ouverte à facilement atteint le chiffre nécessaire à la construction du monument ; le gouvernement a donné le modèle du buste (nous dirons tout à l’heure dans quelles conditions), l’argent recueilli a suffi pour payer le bronze et le piédestal ; aujourd’hui, Ars est doté d’un superbe buste de Carnot dont on a fait solennellement l’inauguration dimanche dernier.

C’est à deux heures, qu’eut lieu la cérémonie. Un grand nombre d’habitants des communes du canton étaient venus au chef-lieu.

Sur la place d’Ars, la foule était considérable lorsque le préfet, monsieur Hélitas, descendit de voiture, accompagné de monsieur Delmas, conseiller général du canton, et de monsieur Bouthillier conseil général de Saint-Martin. À ces messieurs s’étaient joints messieurs Brin et Atgier, les deux nouveaux élus au conseil d’arrondissement.

Entre-temps étaient arrivés, sans qu’on y fît grande attention, messieurs Barbedette, sénateur et Charruyer, député, qui maintenant font bande à part, unis dans la plus étroite amitié.

Le cortège s’est formé à la mairie. Chaque commune avait envoyé sa musique. L’harmonie ne manquait donc pas, et toutes ces musiques se faisaient entendre tour à tour et souvent simultanément, ce qui donnait au tableau une note peut-être un peu discordante, mais assurément pittoresque.

De la mairie à la place, le trajet est fort court. En tête marchaient le préfet et le maire ; derrière eux, avec la gaieté qu’on apporte dans un convoi funèbre, le sénateur et le député, toujours devenus inséparables, ensuite des conseillers généraux et d’arrondissement, le conseil municipal et les diverses sociétés si nombreuses si bien organisée de l’île

Le drapeau tricolore, qui recouvrait le buste fut alors enlevé, aux accents de la Marseillaise et le bronze apparu, superbe dans toute sa simplicité et sa pureté d’exécution.

Le buste

 Monsieur Petit, maire d’Ars prit la parole en ces termes

 Monsieur le préfet,

Mesdames et Messieurs,

Nous sommes réunis aujourd’hui pour accomplir un pieux devoir ; aucun de vous n’a pu oublier que monsieur le président Carnot, en 1890, nous fit l’honneur de visiter notre île et, chef de l’État , nous offrit lui-même l’hospitalité dans un banquet au phare des Baleines. Là , chacun de nous pu l’approcher familièrement, l’entretenir des intérêts de l’île, lui affirmé notre dévouement au gouvernement de la République, dont il était la plus haute émanation ; et vous vous souvenez, messieurs les Maires, mes chers collègues, de cet accueil si doux et si bon qu’ils réserva à chacun de vous, de la loyale franchise de ses paroles ; vous vous souvenez de ces sentiments d’ardente sympathie, de confiance profonde qu’il sut éveillé dans tous les cœurs .  

Ce sont ces souvenirs que la commune d’Ars a voulu éterniser en élevant un modeste monument à sa mémoire. Nous avons voulu, n’est-ce pas, que nos enfants, leurs descendants et les générations qui les suivront, puissent avoir chaque jour, en passant devant l’image du vénéré Président, le souvenir qu’un jour, pendant de trop courts moments, nous avons eu l’honneur d’avoir parmi nous cet homme de bien, ce grand citoyen, modèle de toutes les vertus, que nous lui avons serré respectueusement la main, que nous avons entendu sa voix, qu’il a vécu quelques heures de notre vie et que ,  dans un grand élan unanime, sans précédents, le cœur de l’île tout entière a battu à l’unisson pour glorifier en lui là vertu.

C’est là, mes chers concitoyens, toute la signification de la cérémonie de ce jour. Humble chef-lieu de canton, perdu dans les flots de l’océan, nous ne pouvons élever de splendides monuments à la mémoire de Monsieur Carnot ; ne pouvant faire grand, nous y avons mis du moins toute notre cœur et, en plaçant ici son image, nous avons entendu conférer à ce glorieux mort un éternel droit de cité parmi nous.  

Vous pouvez le dire, monsieur le Préfet ,  à monsieur le Ministre que vous représentez plus particulièrement en ce jour, toutes les communes de l’île ,  éprise de l’amour de l’ordre et de la liberté , se font honneur de rester au premier rang des défenseurs de la République ; mais elles se font gloire aussi ,  à l’encontre de l’ingratitude et de l’oubli trop fréquent dans notre démocratie , de pratiquer religieusement la reconnaissance et la fidélité pour tous les grands citoyens qui ont eux-mêmes fidèlement servi la Patrie.

 À ce titre, monsieur Carnot tient une des premières places dans notre reconnaissance, et je remercie, au nom de la commune et du conseil municipal d’Ars, tous ceux qui ont bien voulu se joindre à nous, en ce jour, pour consacrer le souvenir de son passage dans l’île et se joindre à notre témoignage de gratitude et de profonde vénération.

Au nom de la commune d’Ars, je m’incline respectueusement devant l’image de ce grand citoyen, de ce bienfaiteur, de ce glorieux martyr ravi trop tôt à l’affection du peuple.

Monsieur Charruyer prit alors la parole et comme il est d’usage en pareille circonstance avait préparé lui aussi son discours par écrit.  Mais comme il est doué d’une excellente mémoire, il a plutôt récité que lu ce qui lui a permis de faire force gestes sur lesquels il comptait pour produire un effet plus dramatique. On ne s’attendait guère à voir le député déplorer la mort de Carnot, tombé lâchement sous le couteau d’un vulgaire assassin alors qu’à la chambre, lorsque le gouvernement demandait au Parlement de voter des mesures répressives contre les menées anarchistes, notre député refusait de donner des armes au gouvernement, pour préserver la société des criminelles tentatives qui la menacent.

 Quoi qu’il en soit, un petit groupe d’amis, dévoué au député, qui forment la coterie fidèle, qui ne l’abandonnera pas dans toutes les phases de la journée, était préposé aux applaudissements plus bruyants que partagés par la foule compacte qui entourait le groupe officiel.

Ensuite monsieur Delmas conseiller général a prononcé le discours suivant :

Monsieur le préfet,

Messieurs et chers concitoyens,

Il y a 5 ans, l’île entière était en fête : pour la première fois dans l’histoire, le chef de l’État, quittant les soucis du pouvoir, s’arrachant pour ainsi dire aux grandeurs qui lui font cortège, venait fouler ce sol de labeur et de liberté.

Ce n’était pas un mince honneur qui nous accordait ; les écrasantes obligations de sa tâche ne lui laissaient pas, en effet une heure de loisir et ,  lorsque je viens respectueusement solliciter en votre nom sa présence ,  il exprima tout d’abord ses regrets de ne pouvoir répondre à notre appel . Mais, sachant le prix que vous attachiez, je pris la liberté d’insister, de lui dire vos luttes, votre fidélité, votre respectueuse affection pour lui, la nécessité de fortifier et récompenser vos cœurs républicains par quelques insigne faveur…, et je vois encore son visage rayonnant de bonté s’illuminer à cet appel, et j’entends encore cette voix si chère me dire avec émotion : c’est bien j’irai.

Il vous en souvient, Messieurs, ce jour-là le ciel était pour nous. Jamais plus éblouissant soleil inonda l’île de ses rayons ; jamais atmosphère ne se montra plus sereine ; jamais la mer ne fut plus clémente. La joie était dans tous les cœurs ; un souffle de concorde et d’universelle sympathie pénétraient les âmes ; et, le soir, lorsqu’il fallut se séparer à cette pointe des Baleines toujours si frémissante et, ce jour-là, pleine de paie et de grandeur caressante, sous vos ovations enthousiastes, le président nous dit, en jetant un dernier regard : Terre bénie, on l’aime, on lui laisse une partie de son cœur.

C’est qu’il était bien votre ami, Messieurs, je veux dire l’ami de tout ce peuple de France qui travaille et fait son devoir !

Il avait, en effet, au plus haut degré l’amour du peuple.  Derrière les grandeurs qui sont le cadre habituel de l’existence d’un chef d’état, au milieu des agitations multiples de la politique, de la vie officielle et de son apparat, sa haute raison discernait toujours, comme un point lumineux dans l’espace, ce peuple affranchi par la révolution, mais condamné par les conditions mêmes de la vie, à gagner son pain à la sueur de son front. Bienveillant pour tous, sa bienveillance prenait un caractère de tendresse paternelle pour ceux qui sont aux prises, sans relâche, avec les difficultés de la vie.  Il encourageait avec passion tout ce qui avait un caractère de progrès social et, sentant bien que de pareils progrès ne se peuvent réaliser que dans la paix et la concorde, il dépensait ses forces à rapprocher, concilier, unir, dans la mesure du possible les volontés ou les ambitions divergentes.

Il avait une science toute particulière, un véritable don naturel pour faire appel à la conscience. Combien sont entrés dans son cabinet, irrités, exaspérés, irréconciliables, qui en sont sortis apaisés, domptés, laissez-moi dire meilleurs, sous les appels grave faits à leur cœur, au sentiment d’un intérêt supérieur pour la patrie ! Ceux-là seuls qui l’ont vu de près et l’ont assisté dans ses nobles efforts peuvent mesurer et dire son action discrète et bienfaisante au milieu des périls créés par les divisions républicaines et les assauts désespérés des partis vaincus.

cette recherche patiente de la force dans la concorde ne s’est point manifestée uniquement au profit de notre politique intérieure ; chacun sait aujourd’hui les services incalculables rendu à la France par la politique extérieure du président Carnot ; mais ce qu’on ne saurait trop répéter, et ce que l’histoire impartiale dégagera , c’est que ,  en dehors de ses initiatives heureuses et de ces négociations, c’est a l’inébranlable loyauté de monsieur Carnot ,  à sa haute vertu ,  à l’estime personnelle dans laquelle le  tenait toutes les puissances, que la France doit l’alliance effective avec la Russie, garantie la plus efficace de la paie européenne. .

Sa probité, Messieurs ? … La diffamation, ce mal rongeur de la fin du dix-neuvième siècle, la diffamation que rien n’arrête, n’a même pas osé l’attaquer ! C’est que tout ce qu’il y a d’honneur en France, on peut le dire, s’incarnait en lui. Je me souviens encore d’une séance de la Chambre des députés dont le souvenir est inoubliable. Sous la pénible impression de révélation inattendue, la Chambre des Députés venait d’entendre flétrir des agissements condamnables. Soudain l’orateur se redresse et dit « il en est d’autres qui ont donné l’exemple de la plus noble résistance à toutes les sollicitations ; il y a des ministres que rien n’ébranle, j’en sais un, il est sur ces bancs… »  Et du doigt il désigne monsieur Carnot, ancien ministre des Finances. Dans un élan unanime, la Chambre se lève, se tourne vers monsieur Carnot et couvre, d’applaudissements prolongés, les paroles de l’orateur, tandis que l’ancien ministre, surpris et confus de cette ovation spontanée, baissait modestement la tête pour cacher son trouble et son émotion. De ce jour, Messieurs, on put pressentir que la France s’honorerait, tôt ou tard, en mettant sa grandeur et sa fortune entre les mains de monsieur Carnot.

Il en fût ainsi, Dieu merci.  Vous savez ce qu’ont été ces six années de présidence.

 Appelé à la plus haute magistrature de la République, égal des rois et des empereurs, il n’a rien changé à la simplicité de sa vie ; il est demeuré le modeste serviteur de tous.

Sans richesse personnelle, il a répandu sur toutes les misères qui s’adressaient à lui l’humble liste civile que lui servait la nation.

Sa bonté infinie, son inexprimable douceur, sa libéralité l’ont fait chérir d’instinct pour la France entière.

Sa loyauté, ses vertus publiques et privées, lui ont acquis l’estime du monde entier.

Il a donné de l’impartialité et de la pondération du pouvoir central dans la démocratie, la plus haute idée qu’on en puisse concevoir et a été l’expression la plus pure de l’honneur national.

Comme s’il manquait une apothéose à cette vie remplie de saine grandeur et de dévouement, le ciel a voulu la lui réserver : le président Carnot est tombé, au champ d’honneur, sous le fer d’un assassin. Martyr, il apparaît encore plus grand dans l’histoire et, j’en suis sûr c’est là la consolation de cette veuve et de ces enfants qui, empêchés de se joindre à vous en ce jour, s’associe de loin à cette heure même à votre acte de pieux respect.

De pareilles existences, de pareilles vertus, Messieurs, sont faites pour servir d’exemple, et c’est une heureuse pensée que vous avez eue de perpétuer, par un monument durable, le souvenir de l’hôte illustré respecté du 20 aout 1890. Il repose aujourd’hui dans la paix éternelle ; s’il est un ciel après cette terre d’épreuves, il y occupe une place triomphale à côté des sages, des bienfaiteurs et des martyrs qu’honore l’humanité.

Aussi est-ce de tout cœur, Monsieur le Maire, Messieurs les membres du Conseil municipal, que je vous dis, au nom de tous ceux qui se pressent autour de l’image respecté du loyal président Carnot : merci de nous avoir associé à votre acte de pieuse reconnaissance ! que le souvenir de ce grand citoyen, qui fut notre ami, vive éternellement parmi nous !

 Ce fut alors le tour de monsieur le Préfet, qui s’exprima ainsi :

Messieurs,

La vue de ce monument où se trouvent reproduits d’une manière si fidèle les traits vénérés du président Carnot reporte notre pensée et peut-être aussi la vôtre aux instants douloureux que traversa la France quand elle apprit que le gardien de la Constitution républicaine venait d’être mortellement frappé par la main d’un assassin.

Les pouvoirs de monsieur Carnot allaient bientôt prendre fin et il aspirait au moment où, rentré dans la vie privée il pouvait jouir de l’affection des siens plus intimement que ne lui permettait le souci de la direction des affaires publiques, n’ayant d’autre ambition que d’être comme Washington le premier citoyen de la République après en avoir été le premier magistrat

Il était bien en droit de prétendre au repos que réclamait sa santé : lors de sa présidence, la France avait repris le rang qu’elle n’aurait jamais dû perdre, et la paix extérieure était assurée par l’alliance avec un grand peuple ; il tenait avant tout à montrer jusqu’à la fin l’exemple du devoir accompli.  C’est pourquoi, sans souci des menaces des lettres anonymes, et résistant aux sollicitations des êtres les plus chers, le président Carnot s’était rendu le 23 juin 1894 à l’invitation de la municipalité de Lyon.  

Le peuple partout sur son passage l’accueillait d’ovations joyeuses et enthousiastes qui témoignaient de la popularité du chef de l’État dans la seconde ville de France.  

Encore sous l’impression agréable que lui avait procuré sa visite à l’exposition, monsieur Carnot, dans le discours qu’il prononçait le soir du 24 au banquet de la ville, exprimait sa confiance dans les destinées de la France et l’avenir de la République par ses paroles :

« Le spectacle de cette démocratie laborieuse déjouant tous les pièges, affirmant sa confiance dans les institutions du pays et demandant le progrès et leur développement régulier ,  a mis en pleine lumière la puissance des ennemis de la République et apporter le plus précieux encouragement aux efforts de ses défenseurs…

L’union de tous les enfants de la patrie, disait-il en terminant, ne saurait lui faire défaut pour assurer la marche incessante vers le progrès et la justice dont il lui appartient de donner l’exemple au monde. »

Il était à propos, messieurs, de rappeler aujourd’hui, en présence du monument élevé à la mémoire du président Carnot ces paroles toute d’espérance, de concorde et d’union ; il serait bon de ne les oublier jamais. Quelques instants après les avoir prononcées, le président de la République était frappé d’un coup de poignard par l’anarchiste italien Caserio.

Habitants de l’île de Ré, vous l’avez ressenti autant et plus que d’autres, le frisson d’indignation et de colère qui parcourut la France entière quand le télégraphe apporta la nouvelle de ce lâche attentat.

Vous aviez vu de près le président Carnot ; il avait été votre hôte et sa visite vous avez laissé dans le cœur un souvenir ineffaçable, celui de son inaltérable bonté.

Cette bonté faisait que l’on doutait encore d’un pareil crime car s’il y avait un homme devant être épargné par les fanatiques dénués de tout sentiment humain qui ont déclaré La guerre à la société, c’était bien le président Carnot qui n’a jamais causé à personne d’autre chagrin que celui de sa mort.

Fils d’Hippolyte Carnot qui fut ministre en 1848, un de ces philanthropes à l’âme généreuse qui se consacrèrent à la recherche de l’idéal de justice sociale dont la réalisation devait assurer le bien-être universel, monsieur Sadi Carnot tenait de son père cet instinct d’humanité qui le portait à s’occuper de toutes les œuvres susceptibles d’améliorer le sort des déshérités de la fortune. Ses assassins ne s’en sont pas inquiétés. Il a payé de sa vie les honneurs et la gloire qu’il n’avait point ambitionnés, mais son sang a rejailli sur les meurtriers, les noiera dans la réprobation universelle. Tous les peuples civilisés s’unissent pour que la terre en soit délivrée

Le président Carnot dans sa mort comme dans sa vie a servi la patrie et l’humanité. Bien peu d’hommes peuvent présenter un si bel assemblage de toutes les vertus.

 Né à Limoges en 1837, Sadi Carnot entre à l’école polytechnique à l’âge de 19 ans, est admis à l’école des ponts et chaussées d’où il sort avec le numéro un, qui lui permet de choisir sa résidence. Il est attiré par le département de la Haute-Savoie, récemment annexé à la France. Il savait trouver dans les montagnes où toutes les voies de communication étaient à créer, libre carrière à son activité. Le jeune ingénieur civil s’y fit remarquer par son initiative et son intelligence.

En 1871, Gambetta Le nomme préfet de la Seine-Inférieure et commissaire de la défense nationale chargée d’organiser la résistance dans les départements de la Seine-Inférieure, de l’Eure et du Calvados. Il s’acquitte de ses multiples fonctions avec une habilité et une énergie qui font l’admiration de tous ceux qu’il approche.

Quelques mois après, quand le département de la Côte-d’Or, berceau de sa famille, l’envoyait siéger à l’Assemblée Nationale il ne put se résigner à sacrifier nos frères d’Alsace et de Lorraine. Il croyait la résistance encore possible et vota avec 106 de ses collègues la continuation de la guerre, mais, la paix décidée, il est un de ceux qui travaillent avec le plus d’ardeur à tout ce qui peut contribuer au relèvement de la patrie.

Successivement rapporteur du budget, sous-secrétaire d’état, ministre des Finances ,  il donne partout la preuve de ses vastes connaissances, d’une remarquable puissance de travail, d’une honnêteté et d’un dévouement à toute épreuve qui le désignèrent plus tard au choix de ses collègues pour la Présidence de la République.

Dans l’exercice de la plus haute magistrature, il apporte toujours cette impeccable correction, cette dignité, cette sérénité d’âme, signe une grande énergie morale, qui le montrent digne héritier du nom de Lazare Carnot, de celui qui, au milieu de la tourmente révolutionnaire, créait quatorze armées, sauvait la France de l’invasion étrangère et méritait le titre glorieux d’organisateur de la victoire.

De même que son grand-père dans les moments les plus difficiles, qui parfois ne furent pas sans danger, notamment à l’époque de l’aventure boulangiste, alors qu’un général rebelle et son cortège d’alliés disparates annonçait déjà le renversement de nos institutions, le président Carnot a toujours montré une tranquillité d’esprit, un courage impassible qui a étonné les plus braves et réconforter les mieux trempés.

Par une politique où la dignité n’exclut pas l’habileté, il a su garantir la paix de l’Europe en nous ménageant l’alliance de la Russie et on a pu dire de lui, à juste titre, que petit-fils de l’organisateur de la victoire, il était l’organisateur de la paix. On chercherait en vain, Messieurs, dans la vie publique comme dans la vie privée de monsieur Carnot un seul acte répréhensible, une seule défaillance. Porteur du nom qui personnifie la gloire la plus pure de la Révolution française, il s’est toujours inspiré des principes et des hommes de la révolution, il admirait ces géants qui par l’effet d’une nationalité héroïque ont fait l’ouvrage du monde en fondant pour toute nation les droits de l’humanité. Il admirait ces héros qui ne crurent pas payer trop cher en achetant du prix de leur sang cette liberté qu’ils nous ont légué comme un héritage d’affection et de courage. Il avait leur enthousiasme patriotique, leur ardeur au travail, leur courage, leur droiture, qualités essentielles du républicain dont il était le parfait modèle.

C’est parce que vous avez hautement apprécié ces vertus, citoyens de l’île de Ré qui avez l’amour du travail et le culte de la liberté, que vous avez voulu perpétuer le souvenir du président Carnot, en élevant ce monument qui sera l’un des premiers sinon le premier érigé à sa mémoire. Il rappellera à vos enfants le voyage mémorable du chef de l’État dans l’île de Ré, il leur rappellera aussi leurs devoirs civiques et leurs devoirs privés en plaçant devant leurs yeux le citoyen français qui en offrit de plus bel exemple. Au lutteur épuisé nous dressons des couronnes.

Mais quand un homme comme le président Carnot qui incarna l’âme de la patrie a payé de sa vie l’amour de son pays, nous ne pouvons lui rendre un plus bel hommage qu’en saluant sa mémoire du cri triomphant de : Vive la République.

Après chaque discours, les différentes musiques.se sont fait entendre et le cortège retourna à la mairie, dans le même ordre qu’il avait suivi à son arrivée.

Tout le monde peut alors approcher de la statue de Carnot et admirer le magnifique bronze dont la ville d’Ars set gratifiée.

C’est maintenant qu’il nous semble intéressant de dire dans quelles conditions, la maquette du buste de Carnot a été confiée au fondeur, pour figurer sur la place d’Ars.

Lorsque le grand sculpteur Chapu vint à mourir, sa veuve, trouvant dans des dernières œuvres de son mari, un buste du président de la République en fit hommage à l’institut.

Ce fut monsieur Delmas, qui, grâce aux influences qu’il est loin d’avoir perdues, fit une demande auprès du ministère des Beaux-Arts, pour obtenir un modèle, en vue de l’érection d’un buste de Carnot à Ars. Inutile d’ajouter que quand on lui proposa l’œuvre de Chapu, il s’empressa d’accepter l’offre du gouvernement. Il s’entendit aussitôt avec le fondeur, monsieur Thiébault, qui fit des concessions sur le prix du coulage en bronze, en raison du côté patriotique du projet des habitants de l’île de Ré, et le bronze, sorti de la fonderie constitua une véritable œuvre d’art.

La tête est superbe dans son expression de simplicité ; la ressemblance est parfaite ; un sourire mélancolique effleure les lèvres et donne un sentiment de tristesse à cette physionomie douce et sympathique. On sent la main d’un grand artiste qui a poétisé cette figure, immortalisée à jamais par une mort tragique dont le contrecoup a frappé le cœur de tous les Français.  

Comme exécution, on ne saurait rêver d’un travail plus achevé. Rien de dur, rien de heurté ; l’artiste a apporté une délicatesse de touche, qui se manifeste par un modèle d’une extrême finesse tout à fait dans la note moderne, d’un charme et d’une justesse qui font de l’œuvre de Chapu un bronze que bien des grandes villes envireraient à la modeste commune d’Ars.

Ce n’est pas le moment de faire quelques critiques, qui cependant seraient bien justifiées. L’emplacement a été mal choisi, sous les arbres, qui tamisent trop la lumière. Le piédestal est incorrect dans ces lignes et a un caractère trop funéraire. L’inscription n’est pas heureuse : à Sadi Carnot la ville d’Ars reconnaissante. Mieux eut valu rappeler la date du passage du président dans l’île plutôt que la reconnaissance qu’Ars n’a point à avoir particulièrement envers l’ancien président. Sans insister, disons que le sentiment qui a guidé les habitants d’Ars efface absolument toutes ces questions de détail, fort réparables du reste dans l’avenir.

Toute l’après-midi n’a été qu’un long concert, qui a retenu le public sur la place, en attendant l’heure du banquet.

A six heures trente, on se mettait à table. Dans la vaste salle de l’école communale on comptait près de 120 couverts. Il fallait organiser une table d’honneur, sans provoquer le froissement, en raison des personnages qui la constituaient. Le Préfet présidait. A sa droite : le Maire, le Conseiller Général d’Ars et celui de Saint-Martin ; à sa gauche : le sénateur et le député, toujours aussi inséparables que les frères siamois ; sur les autres tables, les invités groupés par commune. Le menu était fort bien composé et cuisiné de main de maître. Pendant le repas, la musique de la Couarde s’est fait entendre et mérite une mention spéciale, pour le choix de ses morceaux et la manière dont elle a surmonté toutes les difficultés de l’exécution.

Au dessert, monsieur le Préfet a pris la parole et prononcé quelques mots en mémoire de Carnot, rappelant que le président actuel continue la politique de son illustre prédécesseur ; il a porté un toast à monsieur Felix Faure, président de la République.

Le maire a remercié ses hôtes de l’honneur qu’ils avaient fait à sa commune en répondant à son invitation ; et les chaleureux applaudissements qui ont couvert les paroles de monsieur Petit, lui sont le gage assuré des sentiments affectueux dont il est entouré, tant de la part de ses administrés, que de ceux qui avaient été heureux de se rendre à son appel.

Monsieur Barbedette a pris alors la parole. Il a dit que l’honorable monsieur Charruyer et lui (décidément nous ne sortirons pas de cet accouplement ; ils sont soudés par le nombril) ont écrit au fils de monsieur Carnot pour le prier de venir assister à cette cérémonie, mais monsieur Carnot s’est trouvé empêché. Ce qu’il aurait dû dire aussi, c’est que personne ne l’avait chargé de cette intervention et que monsieur le Maire d’Ars n’avait point manqué d’adresser lui-même cette invitation au fils de monsieur Carnot et que c’était à lui que revenait cette initiative.

En entendant parler monsieur Barbedette bien des gens se disaient : où est le temps, où le parti républicain était si solidement uni, que sur les instances de monsieur Delmas, qui, dans vingt réunions publiques était venu soutenir la candidature de Monsieur Barbedette, il avait confié à celui-ci de drapeau et que, sur son nom, il allait à la bataille.

Alors, monsieur Fournier était le député bonapartiste de l’arrondissement. Alors il fallait faire un chaleureux appel aux populations rétaises, pour avoir un fort contingent de voix républicaines. Alors, monsieur Barbedette venait dans ce canton d’Ars accompagné de monsieur Delmas qui lui prêtait sans relâche l’appui de sa parole. Monsieur Fournier réussissait encore à se faire élire député, mais la Chambre invalidait son élection, et monsieur Barbedette et monsieur Delmas recommençaient la campagne à la suite de laquelle monsieur Barbedette finissait par triompher. Alors que de protestations d’amitié envers ce fidèle compagnon de lutte auquel il devait son succès.

Que les temps ont changés ! Monsieur Barbedette revient dans ce même canton, flanqué de monsieur Charruyer, tout prêt à demander en faveur de son protégé, les voix de ces réactionnaires contre lesquels il a lutté jadis, abandonnant ainsi ce parti républicain qu’il a désuni et auquel il doit toute sa fortune politique.

L’accueil glacial qu’il a reçu à l’île de Ré doit lui montrer combien sa conduite est jugé sévèrement. Si la haine ne l’aveuglait pas, sa présence à Ars aurait dû évoquer, pour lui, bien des remords ; car il n’était venu dans l’île que pour faire échec à celui auquel il devait ses premiers succès.

Après monsieur Barbedette on devait entendre fatalement monsieur Charruyer. Après le tambour, les clairons.

On peut dire, entre parenthèses, que si en offrant la candidature à la députation à monsieur Charruyer, un certain nombre d’électeurs voulaient voir l’arrondissement représentée par un député radical-socialiste, ils doivent reconnaître qu’on les trompe singulièrement. Aujourd’hui le député est accaparé par notre sénateur, devenu son mentor. Monsieur Barbedette va faire de Télémaque un vulgaire député opportuniste ; car on sait que monsieur Charruyer va au rapport tous les matins chez son patron pour régler les faits et gestes de sa journée.  

Enfin, Disions-nous, monsieur Charruyer a pris la parole. Vous ne devineriez jamais quel a été le sujet de sa courte allocution.

Il a félicité la commune d’Ars, d’avoir sous l’Empire, au moment du plébiscite, mis dans l’urne une majorité de non, laissant pressentir ainsi ses préférences pour la forme républicaine. D’abord monsieur Charruyer devait être encore sur les bancs du Collège, quand ces faits se sont passés. Ensuite que diront vos électeurs, monsieur le député, quand ils sauront que vous professez de pareilles théories ? Mais ce sont les bonapartistes qui vous ont élu. Ils seront contents de vous quand ils apprendront que, si vous aviez été mêlé à ce moment-là à la vie politique vous auriez conseillé de démolir l’empereur.

Continuant sur ce thème, il a dit qu’il lui plaisait de voir avec satisfaction que les sentiments républicains n’avaient pas abandonné le cœur des habitants de l’île. C’est une vérité qu’il a pu constater déjà et dont il s’apercevra bien davantage dans l’avenir.

La série des discours a été close par monsieur Delmas, qui avait plus que personne qualité pour s’adresser à des électeurs qui venaient de lui donner, il y a quelques jours à peine, une si grande preuve d’attachement en le renommant au conseil général.

Celui-ci rappelle les luttes passées ; pendant toute sa vie politique, il n’a cessé de faire appel à la concorde et se réjouit de se retrouver aujourd’hui devant une assemblée qui comprend des hommes d’opinions politiques très variées, mais du moins unis dans la généreuse pensée d’honorer la mémoire d’un homme de bien.

L’appel à la Concorde a fini par être entendue : un apaisement se fait dans les cœurs ; il considère comme un devoir d’accueillir fraternellement tous ceux qui viennent aujourd’hui s’abriter sous le drapeau de la République, à la condition que cette adhésion soit sincère. Aussi engage-t-il ses amis à être circonspects et a demander aux nouveaux venus, avant de leur confier quelque fonction se rattachant à la politique, des manifestations saisissables de leur sincérité.

Le mouvement d’adhésion à la forme du Gouvernement s’affirme chaque jour davantage. Cent sièges au Conseil Général viennent d’être gagnés par les républicains aux dernières élections départementales. À lui seul, dans cette victoire, notre département, si longtemps en retard, entre pour 4 sièges.

Mais ces éclatant succès ne doivent point nous endormir ; dans une démocratie,  la vie publique ne doit jamais cesser d’être intense ; l’indifférence et l’engourdissement nous mèneraient rapidement à la défaite. Il importe aussi de ne point s’affranchir de l’esprit de fidélité qui fait l’honneur des citoyens. À ceux qui ont été toute leur vie fidèle, la démocratie doit une fidélité réciproque. Il saisit cette occasion pour appeler le service rendu par un homme dont chacun ici a le souvenir, son ancien compagnon de luttes, l’ancien maire d’Ars, monsieur Simon ; l’assemblée témoigne par des applaudissements frénétiques qu’elle s’associe au souvenir donné à monsieur Simon par monsieur Delmas.

 Tous les républicains présents à cette fête peuvent légitimement prendre part aux résultats obtenus, à la victoire que l’orateur constate. Fidèles au moment du péril, ce n’est pas sans fierté qu’ils assistent au triomphe de la République, symbole de liberté. Mais ce triomphe ne comporte pas de rancunes. En politique, le passé ne compte plus que comme une expérience dont il faut profiter. Ce qu’il faut, ce n’est pas de regarder e arrière, c’est de songer à l’avenir, avoir les yeux toujours fixés sur l’horizon pour le consulter au profit de la République.

Mais, dit l’orateur, en se tournant vers monsieur le préfet, il n’est point défendu de se rappeler joyeusement les victoires, et dans cette même commune d’Ars, un de ses prédécesseurs, le baron d’Huart représentants de ce régime abhorré qu’on appela l’ordre moral, reçu un accueil bien différent de celui qui vous est fait aujourd’hui ! Personne ici ne l’a oublié et les républicains fidèles qui sont devant vous ménagèrent à cet agent de la réaction des manifestations dont le souvenir est empreint d’une douce gaîté. Je me rappelle encore qu’il leva la séance qui n’en fut pas moins continuée sans lui et contre lui. Quant à vous, monsieur le Préfet qui représentez ici le gouvernement que la France a choisi vous avez déjà pu juger tantôt de l’empressement des populations autour de son représentant estimé. Tout le monde est de cœur avec vous ; on travaille ensemble à l’affermissement de la République, dans un esprit de justice et de modération, sans rancune et sans défaillance. Et, résolu à ne pas toucher en ce jour à la question des intérêts matériels du canton, je vais au-devant de vos désirs et je vous invite à crier avec moi : Vive la République.

A la suite de la chaude et vibrante allocution de monsieur Delmas, plusieurs fois interrompue par de chaleureux applaudissements, monsieur le Préfet leva la séance.

Déjà les rues d’Ars sont brillamment illuminées. Une foule nombreuse se presse pour aller assister au feu d’artifice. Sur la jetée nord, se dressent une série de mâtereaux où sont suspendues les pièces d’où vont jaillir les flots de lumière. Sur la rive opposée, le public compact et anxieux attend le départ de la première fusée. Le temps un peu menaçant dans la journée est devenu superbe, le vent s’est calmé et des gerbes de feu projettent leur grande clarté dans l’obscurité de la nuit. Les assistants sont ravis et battent des mains et quand tout est éteint, c’est le bal qui commence.

Avec quelle gaité et quel entrain tout ce monde se livre à la danse ! la clarté du jour vient enfin rappeler aux danseurs qu’il faut mettre un terme à cette superbe journée.  

On se souviendra longtemps dans le pays de cette fête si intelligemment distribuée et dont les distractions si habilement réparties pour le grand honneur à ceux qui ont été préposé à leur organisation. Mais ce qui restera surtout, dans le cœur de ces braves populations, c’est le souvenir de celui qui, un jour, vint rendre visite à leur pays et dont le bronze immortalisera à jamais la mémoire auprès des générations futures.