Baudin vu par un officier anglais, Philipp Parker King, au cours de l’escale de Sydney.

Lettre de Nicolas Baudin au gouverneur King



Gouverneur,

Je ne nie pas le fait que nous ayons à étudier la Nouvelle-Hollande sous les aspects de la science naturelle, de l’hydrographie, du climat, des productions et des hommes. Ainsi, dans cette perspective d’exhaustion, nous n’avons pas écarté de nos travaux le Port Jackson qui présente tant d’intérêt scientifique. Nous fûmes à la terre de Diemen pour les mêmes raisons et non pour exécuter quelque dessein occulte du gouvernement français.

La seule remarque politique que je ferai au gouverneur est que si le droit de possession que vous vous arrogez ici appartenait à ceux qui pour la première fois font la circumnavigation d’un lieu et l’étudient de manière complète, certes il ne vous reviendrait point. Lorsque vous comparerez les cartes de monsieur Flinders à celles de monsieur d’Entrecasteaux et aux nôtres, vous comprendrez mon point de vue à défaut de l’admettre. Quant au geste du capitaine Robbins, je serais tenté de vous rappeler qu’un navigateur français du nom de Saint-Allouarn fit chose semblable sur l’île de Dirk Hartog il y a trente ans de cela. La France n’en a jamais tiré avantage. Ma question est donc des symboles suffisent- ils à faire l’Histoire ?

Je m’adresse à présent à l’ami que vous serez toujours, au-delà des revendications de nos nations respectives. Je voudrais exprimer à cet ami ce que je pense de ses prétentions sur un territoire qu’il ne connaît pas plus que moi, mais que sa prévoyance lui fait inclure d’ores et déjà dans sa prise de possession. En ce qui me concerne, je ne vois qu’injustice chez les Européens qui s’emparent, au nom de leur gouvernement et à l’aide de quelques fusils, d’une terre habitée depuis des siècles par d’autres peuples. Ces hommes ne sont des sauvages que parce que nous leur en donnons le nom. Ce serait une entreprise infiniment plus louable pour votre pays comme pour le mien d’enseigner certains principes de civilisation à nos concitoyens, plutôt qu’à ces indigènes auxquels nous volons le sol, puis que nous massacrons s’ils manifestent leur droit à une existence différente de la nôtre. Pourquoi l’Angleterre, si soucieuse du principe d’antériorité avec les Européens applique-t-elle pas ce même principe aux Nouveaux-Hollandais ?

L’acte de civilisation que vous prétendez faire auprès des naturels me paraît n’être qu’un alibi. Depuis votre arrivée sur leur terre, ils vous craignent et vous fuient car beaucoup de vos compatriotes les maltraitent. Vous leur avez apporté des maladies qu’ils ne connaissaient pas, vous ne plantez pas les graines qui pourraient les aider à se nourrir. Vous les repoussez toujours plus loin hors des frontières de votre établissement qui ne font que s’étendre. Irez-vous jusqu’à les rejeter dans les montagnes Bleues où ils ne pourront pas survivre ?

Considérez avec moi l’exemple du guerrier Banedou qui venait souvent nous voir au Port Jackson. Il passa plusieurs années en Angleterre où on le traita bien parce qu’il distrayait la société. Il s’y fit des relations, apprécia vos liqueurs et apprit l’anglais qu’il prononçait mieux que certains Français. Pourtant, il n’avait que le désir de retourner chez lui. La première chose qu’il fit en arrivant à la Nouvelle-Galles du Sud fut de se dévêtir et de se barbouiller de peinture. Certes, il n’avait pas oublié Lady Dundas à qui il nous a chargés de transmettre ses salutations, ni perdu le goût de l’alcool. Mais quand il conversait avec ses semblables, il se tenait à nouveau le prépuce entre les doigts et assommait sa femme à coups de massue en témoignage de son amour. Lorsque nous lui proposâmes de lui faire connaître la France, il refusa tout net en disant que son pays était le plus beau.

Après les malentendus qui survinrent avec les naturels lors de notre passage à Diemen, mes savants déclarèrent péremptoirement qu’il faut laisser les sauvages à leur sauvagerie et que la civilisation leur est à tout jamais interdite. Pour moi, je crois plutôt que leurs règles ne sont pas les nôtres et que nous avions violé, sans le vouloir, des lois qui nous étaient inconnues.

Décrire toutes les nouveautés rencontrées, achever la connaissance du monde, devraient être les seules préoccupations du navigateur. Aujourd’hui vous êtes devenu gouverneur et vous avez changé. Moi, je me contente d’observer et j’ai toujours vu que le nègre d’Afrique devenait criminel par suite de son esclavage, tout comme le naturel de la Nouvelle-Hollande devient fripon par suite des convoitises que nous excitons chez lui. Ma fierté est de pouvoir affirmer que le sol de ce continent n ’a jamais été souillé de sang par notre faute.

Je souhaite de tout cœur, cher ami, que nous approfondissions ces réflexions lors du dîner que je vous dois, à Londres ou à Paris.